C'est sous une pluie battante que je quitte mon hébergement de Kem. Il y a douze kilomètres jusqu'à Rabotheotrovsk où se trouve le quai d'embarquement pour les iles Solovsky. Tout y est bien organisé : dans une vaste enceinte fermée se trouvent point de vente des billets, hôtel restaurant et parking gardé. Il faut payer en cash, la CB n'étant pas acceptée...
J'embarque sur le « Vassili Kossiakov » brave navire de mer affecté à cette liaison. L'entrepont aménagé où se logent les passagers ressemble assez vite à l'Exodus une fois que les passagers trempés ont trouvé à s'installer dans leur fauteuil. Une icône de St Nicolas se balance au gré du roulis. Mon voisin voyant que je feuillette mon guide m'indique qu'il a travaillé dans l'est de la Russie et il connaît Vladivostock, Yakoust, le Kamtchatka. Nous parlons de cette région. Tout un programme pour un futur peut être ?
Nous débarquons toujours sous la pluie, mais j'ai eu le plaisir de voir sur l'horizon émerger des eaux glacées de la mer blanche les iles Solovsky. Elles forment un archipel de six îles dans la partie ouest de la mer Blanche. Environ 900 personnes y vivent.
A proximité du quai, des maisons en bois noirci par les ans s'étagent en désordre. Après le quai en ciment, c'est de la terre battue avec quelques flaques boueuses. Je saute dans un « gaz » qui fait taxi jusqu'à mon hôtel . A quelques centaines de mètres les formes colossales du kremlin s’imposent au regard.
Autour se trouvent les bâtiments conventuels : cellules, forge, moulin à eau du XVIIe siècle, en cours de rénovation. Au cœur de cet ensemble, la collégiale Ouspenski (de l'Assomption) construite entre 1552 et 1557, la collégiale Preobrajenski (de la Transfiguration) 1556–1564, l'église de l'Annonciation 1596–1601, un beffroi (1777) et l'église Saint-Nicolas (1834). Des travaux de rénovation considérables sont en cours et il n'est pas possible d'accéder à tous les bâtiments.
montée vers la galerie et St Nicolas | intérieur du kremlin |
cour du kremlin – St Nicolas – Annonciation | cathédrale de la transfiguration |
Je me risque entre les piles de matériaux et j'explore avec ma lampe de petites salles souterraines magnifiquement voûtées. L’ordonnance des lieux m’échappe, d'autant plus qu'il y a des niveaux différents. Par un escalier qui part de la cour on peut accéder à la cathédrale. Les piliers sont comme l'iconostase revêtus d’icônes et d'enluminures dorées ! La magnificence des rites orthodoxes avec ses chants extraordinaires se déroulent devant une assemblée fervente.
Le monastère a été fondé par les moines Germain et Savvati au 15 ème siècle. Ses possessions se sont rapidement étendues sur les rives de la Mer Blanche. En 1479 après la chute de Novgorod, il passe sous la tutelle de la principauté de Moscou. Les reliques des saints fondateurs avaient été confisquées par le kgb. Elles ont été restituées et sont actuellement dans la cathédrale.
Avec les forteresses de Soumma et de Kem, le monastère des Solovki représentait l'un des plus importants points fortifiés de la frontière nord. Il possédait en permanence une importante garnison et des dizaines de canons, ce qui lui permit au XVIe puis au XVIIe siècle de repousser les attaques des chevaliers Livoniens puis des Suédois (en 1571, 1582 et 1611). Les activités du monastère incluaient la pêche, la chasse pour le commerce des fourrures, le travail du métal et celui du mica, la culture de coquillages, le travail de la nacre, et enfin la salaison du poisson.
Mais entre 1650 et 1660, le monastère devint l'un des foyers de l'opposition aux réformes de l'Église orthodoxe, opposition qui mena au schisme de l'Église, le raskol. En effet, le monastère se souleva contre la réforme ecclésiastique du Patriarche Nikon et ne céda aux pressions du Tsar qu'après un long siège qui s'acheva par le massacre des partisans de la « vieille foi », ou « vieux croyants ».
Parce que le monastère était devenu l'un des foyers de l'opposition aux réformes de l'Église orthodoxe, il a ensuite été dirigé de manière à offrir au pouvoir les garanties d'une stricte orthodoxie. Gardien de cette orthodoxie, le monastère a conservé pendant des siècles une importante collection de manuscrits et d'incunables — comme il a emprisonné dans ses cellules nombre d'esprits critiques.
C'est dans ce lieu sacré que le premier goulag a vu le jour, en 1923. C'est-à-dire avant l'arrivée au pouvoir de Staline ! Preuve que le programme concentrationnaire ne fut pas la lubie d'un tyran, mais la logique d'un système. Anna Iakovleva, une chercheuse en histoire qui travaille à Solovki depuis dix ans, nous rappelle cette vérité occultée : «En 1917, la Tcheka procédait déjà à des arrestations et à des exécutions dites extrajudiciaires. En 1922, elle gérait trois camps autour d'Arkhangelsk. Y étaient enfermés les “ennemis de la Révolution”: officiers tsaristes, nobles, popes… En 1923, rebaptisée Guépéou, la police secrète décida de transférer ces indésirables sur l'archipel des Solovki. Pour trois raisons: l'isolement géographique (rendant toute évasion impossible); la présence d'infrastructures (débarcadère, bâtiments, canaux); l'autosuffisance économique (bois, pêche, tourbe, élevage).»
Tout commence par l'expulsion des religieux et un pillage méthodique : vêtements sacerdotaux, objets de culte, trésors et bijoux offerts par les tsars au prestigieux monastère sont acheminés vers le continent. (ci-contre église détruite) Puis, les tchékistes mettent le feu. L'incendie dure trois jours. Les 7.000 ouvrages de la bibliothèque (dont de vieilles chartes, des incunables et des manuscrits vieux-croyants) partent en fumée.
Enfin, on fait venir les premiers déportés par bateau. Ils sont divisés en trois catégories: les KR (contre-révolutionnaires, autrement dit tous les acteurs de la vieille Russie); les politiques (anarchistes, mencheviks, socialistes); les droits communs (criminels et prostituées). Le Slon (acronyme pour Camp du Nord à destination spéciale) était né. Ce Slon dont Lénine disait: «Il doit être le prototype d'un immense réseau de camps de concentration.» Et de justifier avec un cynisme glaçant: «Pourquoi éliminer les contre-révolutionnaires alors qu'ils peuvent nous être utiles?» C.Q.F.D.
Avec la prise en main du pouvoir par Staline en 1927, le régime du camp se durcit. Tout ce qui ne contribuait pas directement à l'économie du camp fut abandonné : toute prétention de rééducation tombe. Désormais, la rentabilité des camps est de mise, sous le contrôle de l'administration du Goulag qui va développer, non loin de là, le vaste chantier du canal de la mer Blanche à la Baltique, le « Bielomorski Kanal ». Les politiques sont mêlés aux prisonniers de droit commun, le travail forcé devient la règle (abattage du bois, collecte de la tourbe, élevage, etc.), les rations alimentaires déclinent et, surtout, les mesures disciplinaires se développent :Liquidations sommaires, travail forcé (abattage du bois, ramassage de la tourbe), vermine, promiscuité, épidémies (comme le typhus), tortures (prisonniers attachés nus, dans une taïga infestée de moustiques l'été, ou exposés au froid polaire pendant l'hiver), isolement disciplinaire, viols des femmes par les gardiens , brimades imposées par les droits communs qui officiaient comme matons !
Comble de la perversité, cette évolution est due à un prisonnier, Naftaly Frenkel, condamné pour contrebande ! C'est lui qui, à partir de 1926 et alors qu'il était toujours bagnard, proposa à ses geôliers de transformer le camp en une entreprise économiquement rentable, avec main-d'œuvre gratuite et renouvelable à souhait. On lui attribue (entre autres) le principe de la «gradation alimentaire»: la distribution de nourriture en fonction du travail fourni, dans le but de stimuler les forts et d'éliminer les faibles. Les idées de Frenkel plurent tellement qu'il fut nommé chef du Slon puis, au terme d'une brillante carrière, promu «Héros du travail socialiste» ! Comme le résume Alexandre Soljenitsyne, cette transformation radicale et rationnelle fut l'acte de naissance du goulag: «Il commença ainsi son existence maligne et, bientôt, il aurait des métastases dans tout le corps du pays.»
Dans le petit musée qui retrace l'univers concentrationnaire, une carte indique le nombre de prisonniers qui furent acheminés en ce lieu venant de tout le territoire russe.
A environ 2 km au sud-est du kremlin se trouve une prison abandonnée. J'emprunte un chemin qui s'enfonce dans des taillis denses (ci-dessous) en songeant qu'à cet endroit des hommes et des femmes ont du cheminer dans des conditions épouvantables.
La prison a été construite en 1939. Les accès en sont aujourd’hui murés. Mais en longeant sa vaste façade aux fenêtres barreaudées de fer on imagine très bien la solitude, la faim, et le froid qui devaient ronger les prisonniers.
En 1939,lors de l'attaque de la Finlande, le camp est fermé et les déportés déplacés vers les camps de l'est du pays. Au total, entre 80.000 et 100.000 personnes y auraient péri. Mais ce n'est qu'une estimation… À la place s'ouvre une école des Cadets, préparant les jeunes volontaires au combat entre 1941 et 1945.
Les premiers moines revinrent dans les années 1980. La communauté est aujourd'hui importante. Et une riche vie monastique se développe à nouveau, attirant touristes et pèlerins. Il y a quelques décennies ces lieux étaient en ruine et voués a être rongés par les éléments naturels. Il n'en est rien, ils vivent avec éclat et sont porteurs d'espérance.
L’église-phare « gora Sekirnaïa » sur le mont Sekirna domine les îles à une dizaine de km du village. Je m'y rends dans un petit autobus qui cahote sur une piste défoncée. Puis il faut marcher sur un chemin pentu vers le sommet de la colline. Des escadrilles de moustique sont à l’affût dans les sous bois ! Аu sommet, sous la croix, et au dessus du dôme de l'église, se trouve un phare à usage maritime. Symbole de la lumière qui guide le croyant vers la lumière ? Et pourtant les historiens ont établi que cet ermitage a servi de lieu de réclusion. Et que les cadavres de prisonniers qui moururent de faim ou de froid en ce lieu étaient jetés au bas des escaliers escarpés ainsi que l'a décrit Soljenitsine dans « l'archipel du goulag ». Au pied de ces escaliers se dresse une croix en souvenir de tous ceux qui sont morts ici. La petite barre transversale inclinée dans la partie basse pourrait symboliser les deux larrons crucifiés avec le christ où l'élévation de l’âme qui part de la terre vers l’éther.
Des tumulus funéraires et des labyrinthes de pierre datant du III au I millénaire AJC, attestent d'une très ancienne présence humaine sur ces îles. Les Solovski attirent également un public amateur d’ésotérisme. Des scientifiques estiment qu’il s’agissait de lieux de culte des tribus de pêcheurs locaux. Mais les amateurs d’ufologie assurent que les labyrinthes ont été laissés sur la planète par des extraterrestres ou, au moins, par une puissante civilisation antique ! J'ai photographié une reconstitution de ces labyrinthes. Elle se situe à 1 km au sud du kremlin en bord de mer.
La guide qui nous avait conduits à Gora Sekirnaïa avait également travaillé à Kiji et connaissait Valam. Elle me demanda quel site m'avait le plus marqué. Sans hésiter je lui ai répondu Solovsky. Elle a eu l'air surprise.
- A Kiji me dit elle l'air est pur, il n'y a pas eu toute la souffrance qu'il y a eu ici.
Sources :
Le Figaro 11/10/2013
Wikipedia
Russia Beyond the headlines
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